Bataille autour de nos poubelles

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Papiers, cartons, appareils électriques et électroménagers, vêtements, meubles… Vos poubelles valent de l’or. Plus de 1,2 milliard d’euros sont investis chaque année pour financer le recyclage des produits en fin de vie. Une manne alimentée, suivant le principe « pollueur-payeur « , par les industriels et les distributeurs eux-mêmes, au travers d’« éco-contributions ». Le recyclage est ensuite géré par plus d’une trentaine d’« éco-organismes » qui se partagent le pactole. C’est à eux qu’il appartient de développer les filières de recyclage pour tous les types de déchets relevant de cette « responsabilité élargie du producteur » (REP). Des sociétés de droit privé, des associations dans lesquelles les producteurs et distributeurs sont les principaux associés, et qui doivent être agréées par l’Etat. Certains de ces organismes sont énormes, comme Eco-Emballages (le doyen, lancé en 1992 à la création des filières REP); d’autres sont très pointus, comme celui mis sur pied fin 2012 pour le recyclage des seringues et aiguilles…

Un système apparemment vertueux mais qui, aujourd’hui, révèle quelques faiblesses et commence à coûter cher aux ménages. Selon une étude UFC-Que Choisir publiée fin avril, le budget des Français dans ce secteur a littéralement explosé : « Entre 2000 et 2011, la dépense totale de gestion des déchets a augmenté de 68 %, passant de 9,3 à 15,6 milliards d’euros par an. Sur cette somme, un peu plus du tiers (5,4 milliards) est abondé par les ménages », via la taxe d’enlèvement des ordures ménagères et les impôts locaux, note l’association de consommateurs, qui dénonce « un fonctionnement défaillant des filières REP : opacité, manque de contrôles et de sanctions suffisantes ».

Elle n’est pas la seule. Autorité de la concurrence, petits éco-organismes se sentant exclus d’un marché en pleine expansion, collectivités locales… Bien des acteurs commencent à pointer du doigt les incohérences et les failles du système. Car rien n’est vraiment clair, ni le statut juridique de ces éco-organismes, ni les règles de concurrence. Et la Commission européenne veut sortir fin 2015 un nouveau paquet « économie circulaire » incluant l’organisation du recyclage. Certains craignent une possible dérégulation du marché ou une remise en question du modèle « à la française ». Dans ce contexte, chacun cherche à marquer des points avant l’ouverture de la bataille autour de nos poubelles.

« Il y a un mélange public-privé, un peu incestueux, une collusion entre l’Etat et certains éco-organismes pour que ces derniers ne soient pas déstabilisés par de nouveaux entrants », estime Bruno Lasserre, le président de l’Autorité de la concurrence, qui a commencé une étude sur le secteur du traitement des déchets. Il promet un premier bilan pour la fin de l’année tandis que la Cour des comptes prévoit d’auditer d’ici à fin 2016 l’ensemble des filières REP. « On est effectivement arrivé à un stade où l’on doit se poser toute une série de questions », admet Géraldine Poivert, directrice générale d’Ecofolio, l’éco-organisme chargé de recycler les déchets papier. « Lorsqu’ils ont été créés, les éco-organismes étaient une belle idée, un beau modèle, mais ils fonctionnent sans statut juridique clair depuis vingt ans « , regrette-t-elle.

Statut juridique hybride

Les éco-organismes ont en effet un drôle de statut juridique hybride : celui de sociétés privées à but non lucratif chargées d’une mission d’intérêt général. Bref, une société de droit privé mais sur laquelle l’Etat a le droit de vie ou de mort, par le refus ou non de l’agrément, qui lui donne le droit de contrôler les actionnaires. « L’esprit, en France, est que, comme les producteurs paient, ils visent à minimiser les coûts, mais ils doivent respecter les objectifs que leur impose l’Etat. Le système est donc vertueux, il fait pression sur les coûts sans sacrifier les résultats « , explique-t-on à la Direction générale de la prévention des risques, qui dépend du ministère de l’Ecologie. Plus d’un critique ces « sociétés anonymes à but non lucratif » détenues par les pollueurs. « Il y a forcément conflit d’intérêts quand on leur demande de payer des actions de prévention, comme l’a montré le refus d’Eco-Emballages de financer la campagne incitant à consommer l’eau du robinet, car les vendeurs d’eau minérale en bouteille étaient ses actionnaires », estime Bertrand Bohain, du Cercle national du recyclage. Le schéma de gouvernance serait donc à revoir : « Il faut créer pour les éco-organismes un statut juridique différent, plus adapté à l’intérêt général », conclut Jean-Philippe Carpentier, président de la fédération de recycleurs Federec.

Face à ce statut un peu flou qui permet toutes les manoeuvres, les petits éco-organismes commencent à montrer les dents sur le terrain de la concurrence. Un jugement du tribunal de commerce de Paris a ainsi récemment condamné pour abus de position dominante Eco-Emballages et le leader français du négoce de déchets plastiques, Valorplast, à la suite de la plainte d’une société de négoce plastique, DKT International. Cette dernière estimait en effet que les deux leaders lui coupaient l’accès au contenu des précieuses poubelles. L’affaire est en appel.

Et quand cela ne se règle pas devant les tribunaux, c’est l’Etat qui s’en mêle. Fin décembre, le ministère de l’Ecologie a retiré (et c’est une première) son agrément à European Recycling Platform (ERP), un des trois éco-organismes de la filière DEEE (traitement des déchets électriques et électroniques). Raisons invoquées : l’éco-organisme en question n’a pas les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs de la filière. ERP, lui, clame que la vraie raison est son rachat en 2014 par une émanation d’une société allemande, Landbell. Le censeur d’Etat qui a approuvé à l’époque cette vente a, depuis, été discrètement remercié et le changement de propriétaire a soulevé une vague de protestations. ERP a attaqué le ministère de l’Ecologie devant le tribunal administratif, qui a reconnu une erreur d’appréciation. Les collectivités locales, elles, sont vent debout : « On passe d’un partenariat avec les producteurs à un rapport de détenteurs du capital social, ça change l’esprit du modèle français », tempête Jacques Pélissard, ancien président de l’Association des maires de France et expert du secteur. Pour barrer la route à ERP, la ministre a présenté un amendement au projet de loi sur la transition énergétique adopté devant le Sénat, qui doit revenir à l’Assemblée nationale : « Quand un éco-organisme est constitué sous forme de société, la majorité du capital social appartient à des producteurs, importateurs et distributeurs « , préciserait désormais la loi. Exit, donc, ERP version Landbell. Mais de nombreux juristes s’interrogent sur la légalité de cette mesure, qui reviendrait à encadrer l’actionnariat d’une société commerciale de droit privé.

Collecter mieux et plus

Autre front : le rapport entre les éco-organismes et les associations de collectivités locales, qui les accusent de ne pas assurer un financement suffisant de la collecte et du tri des déchets. Premier visé, Eco-Emballages, tenu de couvrir 80 % des coûts de collecte et de tri par les collectivités locales des déchets ménagers d’emballage. « Les coûts réels des collectivités sont excessifs. La preuve : en France, le traitement des déchets coûte 20 % de plus à la tonne que la moyenne européenne « , proteste le président d’Eco-Emballages, Eric Brac de La Perrière. L’enjeu, pour lui, est plutôt que les collectivités collectent mieux et plus. Bref, un dialogue de sourds, chacun se renvoyant la balle sans que l’Etat tranche. L’Association nationale des collectivités, des associations et des entreprises pour la gestion des déchets, qui fédère plus de 800 adhérents (Amorce), se sent ainsi bien seule dans ses combats. Après Eco-Emballages, elle accuse EcoDDS, chargé des produits chimiques ménagers (peinture…), d’avoir arrêté depuis trois mois la collecte des déchetteries de 20 collectivités. L’éco-organisme argue que trop de dépôts viennent de professionnels, or il n’est chargé que du ménager. Mais, problème : les fabricants sont les mêmes, et sont les actionnaires d’Eco-DDS. Amorce veut donc l’extension du cahier des charges à l’« assimilé ménager », et reproche à l’Etat de ne pas le soutenir face aux actionnaires d’EcoDDS.

Le combat est d’autant plus ardu que les sanctions à l’encontre des éco-organismes pour non-respect du cahier des charges sont jugées insuffisantes. Depuis les nouveaux agréments de la filière déchets électriques et électroniques (DEEE) en janvier 2015, le cahier des charges impose l’atteinte de l’objectif de taux de recyclage. Mais les sanctions ne sont qu’une amende de 30.000 euros ou la menace d’un non-renouvellement d’agrément, peu crédible quand l’éco-organisme est le seul de sa filière. L’Etat est aussi critiqué pour l’éparpillement des organes de contrôle des éco-organismes. Certains veulent la création d’un « super-éco-organisme » chapeautant les filières REP et dont la trésorerie serait gérée par la Caisse des Dépôts et Consignations.

Bref, la bataille pour imposer un modèle français où les éco-organismes ne soient pas, comme en Allemagne, à but lucratif et contrôlés par des entreprises de déchets, est loin d’être finie. Beaucoup craignent les dérives du privé tant les tentations sont grandes. Un exemple ? « Le coût net de traitement d’un écran est de 300 euros la tonne, contre un gain net de 50 euros la tonne pour un export en Afrique au départ de France, puisqu’on gagne sur la vente de matières sans avoir de frais de dépollution », explique Guillaume Duparay chez Eco-Systèmes. En attendant, la première victime des batailles actuelles est l’efficacité du recyclage.

Surtout qu’il n’existe aucune incitation à réduire le non-recyclable. Aujourd’hui, seules les filières REP paient l’écocontribution. Les produits 100 % non recyclables en sont par définition exclus, donc ils ne paient aucune écotaxe. « J’ai proposé au secrétaire d’Etat au Budget, Christian Eckert, que le non-recyclable soit assujetti à 0,1 centime le kilo de produit mis sur le marché, ce qui rapporterait 200 millions, indique Nicolas Garnier, délégué général d’Amorce. Il a reconnu le bien-fondé de la demande mais a refusé, car la consigne est : pas de nouvelles taxes ! «  Adieu, l’objectif gouvernemental officiel de diviser par deux le non-recyclable d’ici à 2025…

Les points à retenir

Plus de 1,2 milliard d’euros sont investis chaque année pour recycler les produits en fin de vie.

L’association UFC-Que Choisir dénonce « un fonctionnement défaillant » des filières de gestion des déchets.

Pour la première fois, l’Etat a retiré son agrément à un éco-organisme.

Un climat plus que tendu, alors que certains craignent une possible dérégulation du secteur avec la prochaine directive européenne.

Myriam Chauvot Valérie de Senneville