« Je regrette que la France gâche autant ses atouts »

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Vous avez été nommé PDG de Best Buy il y a tout juste un an, avec pour mission de redresser l’entreprise. Quel bilan tirez-vous aujourd’hui ?

L’entreprise va mieux qu’il y a un an. Nous surprenons les investisseurs par notre rapidité à stabiliser les ventes. Depuis trois ans, elles diminuaient d’environ 4 % par an. Depuis deux trimestres, elles sont stables. Nos ventes en ligne, qui constituent notre talon d’Achille, ont augmenté de 16 % au deuxième trimestre. Notre stratégie est saluée par les marchés : le titre de Best Buy a triplé depuis janvier. Nous réalisons, avec Netflix, la meilleure performance de l’indice S&P; 500 cette année.

Il faut dire qu’à votre arrivée, le titre de Best Buy ne valait plus grand-chose…

Best Buy a failli mourir d’arrogance et de suffisance. A la fin des années 2000, tous nos concurrents se sont effondrés autour de nous. La chaîne Circuit City a fait faillite en 2008. Les magasins CompUSA ont fermé un à un. Nous nous sommes donc endormis. Je n’ai jamais vu une organisation présentant autant de dysfonctionnements. Nous avons commis des erreurs : nous avons privilégié l’expansion internationale et délaissé notre marché domestique. Nous avons souffert de l’émergence de deux ­concurrents majeurs : Amazon et Apple.

Vous évoquez Amazon, le géant du commerce sur Internet. Quel intérêt un individu a-t-il à acheter chez vous, plutôt que chez lui ?

La différence n’est pas dans les prix, mais dans l’expérience offerte aux clients. Il n’y a que chez Best Buy qu’ils peuvent rencontrer des experts de l’électronique, tout en ayant la garantie du meilleur prix. Toutes nos livraisons sont gratuites, quel que soit le produit. Nos clients peuvent faire un achat sur Internet le soir, et venir chercher le produit dans nos magasins quelques heures après. Nous sommes les seuls à pouvoir le faire, grâce à un réseau très dense : 70 % de la population américaine se trouve à moins de quinze minutes d’un magasin Best Buy. Notre part de marché sur la Toile n’en reste pas moins clairement insuffisante : nous représentons 7 % des ventes d’électronique sur Internet, alors que nous captons 18 % des parts de marché de l’électronique en général. Mon objectif, c’est d’aligner notre part de marché en ligne sur celle en magasin.

Vous garantissez un alignement des prix si vos clients trouvent moins cher ailleurs… La règle s’applique-t-elle aussi aux acteurs de l’Internet ? N’est-ce pas suicidaire ?

Le principe vaut quel que soit le concurrent. Cette garantie du meilleur prix ne nous a d’ailleurs pratiquement rien coûté. Nous sommes déjà très compétitifs par rapport à Amazon. Cela ne veut pas dire que les prix sont exactement égaux, mais que la différence de prix ne dépasse guère 2 % à 3 %, en positif ou en négatif. La garantie des prix a surtout permis de remotiver nos vendeurs. Quand ils ont un client face à eux, ils doivent convaincre de la qualité du produit, en sachant que la question du prix par rapport à la concurrence ne pose jamais de problème.

Le Congrès envisage de taxer les acteurs de l’Internet, en les soumettant aux mêmes taxes commerciales que les magasins. La mesure changerait-elle vraiment la donne ?

C’est certain. Prenons un exemple ­concret : depuis un an, Amazon paie des taxes commerciales en Californie et au Texas. Nos ventes y ont augmenté de ­plusieurs points. L’adoption de cette loi est notre priorité absolue. Elle a été votée par le Sénat début mai. Elle est maintenant entre les mains de la Chambre des ­représentants.

Vous avez proposé à Samsung, Apple et Microsoft de créer des minimagasins à l’intérieur de vos magasins. Quel intérêt y trouvez-vous ?

Ils ne paient pas de loyers mais ils enri­chissent énormément l’expérience de nos clients. Ceux-ci peuvent tester les produits, parler à tous les spécialistes du secteur en un même lieu. Nos partenaires font par ailleurs de la publicité pour nous, sans que nous en payions un centime. Samsung, par exemple, a lancé une campagne publi­citaire dans laquelle il met en avant les magasins Best Buy. Il rémunère les ­vendeurs qui animent ces ministores. Notre modèle est en fait assez proche de celui du groupe américain Expedia, qui regroupe dans un même espace les offres de toutes les compagnies aériennes. Il se fait rémunérer par les clients, et non par les professionnels.

Comme Marissa Mayer chez Yahoo!, vous avez banni le télétravail dans l’entreprise. Qu’est-ce qui vous a poussé à cette décision ?

Notre programme de télétravail existait depuis six ans. En me plongeant dans les détails, je me suis aperçu qu’il était d’une perversion extraordinaire ! Les managers n’avaient aucun droit de regard sur la manière dont leurs collaborateurs accomplissaient leur travail et ils ne pouvaient ­forcer personne à venir travailler au siège. La gestion des ressources humaines reposait sur le principe de la délégation totale. Or, la légitimité à déléguer dépend du collaborateur et de la tâche qu’on lui confie. On ne peut pas tout déléguer ! Ce programme a mené au laisser-aller, quel que soit l’échelon hiérarchique. Cela faisait partie de cet esprit de complaisance qui s’était instauré chez Best Buy.

Avez-vous imposé d’autres chan­gements dans les méthodes de management ?

Les cadres dirigeants, qui travaillent au siège, sont désormais envoyés dans les magasins pour mesurer la qualité du service. J’y vais moi-même, environ une fois par mois. Je me mets à l’entrée, je salue les clients et quand ils sortent, je regarde ce qu’ils ont acheté et je leur demande pourquoi ils n’ont pas trouvé ce qu’ils voulaient. Les cadres dirigeants doivent aussi parrainer un ou deux magasins. Ils sont en contact régulier avec les vendeurs : autant vous dire que lorsque nous commettons une erreur stratégique au siège, nous sommes vite au courant !

Vous menez actuellement un plan de restructuration de 725 millions de dollars. La flexibilité à l’américaine est-elle si appréciable pour un patron ?

La flexibilité chez Best Buy est d’autant plus grande que la majorité des salariés ­travaillent à temps partiel. Cela permet d’ajuster notre capacité de travail à nos besoins. Mais plus que le plan de restructuration de Best Buy, c’est celui mené chez Carlson, lors de mes précédentes fonctions, qui m’a permis de comparer la souplesse du droit du travail dans tous les pays. Le plan de restructuration concernait les quatre coins du monde. Nous avons donc pu mesurer le coût et le délai nécessaires dans chaque pays pour supprimer un poste. La France est la championne du monde, en termes de délai comme de coût. L’Allemagne est beaucoup plus créative. Grâce aux accords compétitivité emploi, nous avons pu immédiatement ajuster notre capacité de travail, sans le moindre coût.

Vous avez été pressenti à la direction d’Accor au printemps dernier. ­Avez-vous hésité ?

Le cabinet de chasseurs de têtes Egon Zehnder m’a effectivement contacté. Mais je n’ai pas hésité une seconde : il aurait été totalement irresponsable de ma part de quitter une entreprise en plein redressement. Si j’avais été candidat, ce que je n’ai pas été, le conseil d’administration d’Accor aurait dû immédiatement me disqualifier pour ce manque de jugement.

Que vous inspire la nomination de Sébastien Bazin la semaine dernière ?

Etant le principal actionnaire du groupe, il a certainement contribué à l’éviction de ses trois derniers PDG, Jean-Marc Espalioux, Gilles Pélisson et Denis Hennequin. Nous pouvons espérer que sa nomination ouvre une ère de stabilité pour Accor. Je ne m’attends pas à un changement de cap. Les reproches faits aux dirigeants précédents tenaient moins à la stratégie de l’entreprise qu’à la rapidité de sa mise en œuvre. Accor va certainement accélérer sa mutation vers une structure plus légère – dite « asset light ».

Les patrons américains de société cotée devront bientôt dévoiler ­combien leur rémunération représente par rapport au salaire moyen dans l’entreprise. Est-ce une bonne mesure ?

Il y a des effets pervers : le salaire moyen de Best Buy est par exemple beaucoup plus bas que celui de Goldman Sachs, qui n’emploie que de très hauts diplômés. Je n’ai pourtant pas forcément moins de mérite que le patron de Goldman Sachs ! Fixer des règles arithmétiques est très difficile. L’essentiel est de payer les patrons en fonction de leur performance.

Seriez-vous prêt à rentrer en France ?

Je ne l’exclus pas. Il ne faut pas faire de choix de vie en fonction des impôts. Ceci dit, je regrette que la France gâche autant ses atouts : elle a des infrastructures extraordinaires. Elle est la mieux placée sur la carte du monde car les fuseaux horaires lui permettent de communiquer à la fois avec l’Asie et l’Amérique. Elle a une très bonne productivité horaire. Mais depuis vingt ans, elle n’ose plus traiter les sujets dont tout le monde sait pourtant qu’ils doivent être ­traités.