L’avenir de Djibouti s’écrit avec la Chine

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Présente depuis 1862, la France continue de voir ce bout de terre comme une grande caserne, alors que la Chine investit massivement dans cette porte d’entrée de l’Afrique de l’Est.


C’est la première visite officielle depuis dix ans ! Le président de Djibouti, Ismaïl Omar Guelleh, est à Paris pour renouer les liens avec l’ancienne puissance coloniale. Mardi matin, l’homme fort de Djibouti, au pouvoir depuis dix-huit ans après une quatrième réélection en avril 2016, a été reçu à l’Elysée par François Hollande. L’occasion pour le gouvernement de réaffirmer son appui aux forces armées djiboutiennes, notamment dans la lutte contre le terrorisme. Mercredi, le président démarre sa journée par une rencontre au Medef, histoire de rappeler aux entrepreneurs français que Djibouti n’est pas qu’une terre brûlée où Arthur Rimbaud a perdu sa plume et sa fortune, mais aussi la sentinelle du détroit de Bab-El-Mandeb entre l’Afrique et le Moyen-Orient, par lequel transitent 20 % des exportations mondiales et 10 % du transit pétrolier.


Ce petit pays créé de toutes pièces par les Français à la fin du XIXe siècle va fêter le 27 juin 2017 ses quarante ans d’indépendance. Quarante ans, l’âge adulte et le temps des reproches à la France. « A Djibouti, les habitants m’interpellent et me disent : « Oya – c’est-à-dire maman, alias la France – nous a quittés » », constate Sonya Le Gouriellec, chercheuse à l’Irsem, l’institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire.


« Il y a beaucoup de ressentiment contre la France à Djibouti », souligne un diplomate, pour qui Paris manque de vision et de stratégie en Afrique de l’Est. La France maintient à Djibouti sa base armée, mais ses investissements dans le dernier territoire africain décolonisé – encore considéré à Paris comme une simple zone de non-droit et de radicalisme islamiste – sont dérisoires.


« Tiraillé entre la défense des droits de l’homme et ses intérêts militaires, le gouvernement navigue à vue à Djibouti, la rencontre avec François Hollande est une ultime séance de rattrapage « , ajoute un autre spécialiste de l’Afrique, qui préfère garder l’anonymat. L’ambassadeur actuellement en poste, Christophe Guillou, n’a pas ce genre de pudeur : « La France regarde les trains passer en mode défensif et continue de percevoir Djibouti comme une grande caserne, alors qu’il y a des enjeux économiques majeurs et qu’on a l’avantage de la langue », alertait-il en janvier dernier.


De fait, seul l’état-major des armées se passionne encore pour ce bout de territoire de la Corne de l’Afrique, où des soldats français se relaient sans discontinuer depuis… 1862 ! Les forces françaises de Djibouti (FFDj) forment toujours la plus grande garnison française en Afrique. Pour la défense, elle permet d’être présent dans une zone d’intérêt stratégique majeur avec l’accès à la mer Rouge et au golfe Persique, d’avoir une base relais utile pour des opérations éloignées de France et de disposer d’un terrain d’entraînement sans équivalent pour entraîner les soldats français au combat.


Restrictions budgétaires


Une fois par an en janvier, l’exercice interarmées mené en présence des auditeurs de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) permet à la France de montrer son savoir-faire. Véhicules blindés, chars et canons, hélicoptères et mirages s’exercent ensemble dans les montagnes rocailleuses d’Arta. « C’est le seul endroit au monde où des exercices interarmées en grandeur nature peuvent être mis en oeuvre afin d’aguerrir nos hommes pour le combat dans le désert », explique le commandant des FFDj, Thierry Duquenoy. Les facilités opérationnelles accordées aux forces françaises stationnées dans la capitale ont été inscrites dans un traité de coopération en matière de défense entre Paris et Djibouti entré en vigueur il y a deux ans et qui fera l’objet d’une évaluation lors d’un déjeuner entre le président Guelleh et le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian.


A Djibouti pourtant, on se plaint de la disparition des Français. Avec les restrictions budgétaires, les FFDj ont perdu plus d’un millier d’hommes et ne comptent plus que 1.450 soldats, dont une moitié à peine sont en mission longue, de deux à quatre ans, et donc accompagnés de leur famille. L’ambassade estime la communauté française à 5.000 habitants, dont l’impact économique s’élèverait à 125 millions d’euros par an. Un institut culturel, le seul cinéma de la ville, un lycée, une poignée d’entreprises comme CMA CGM et quelques autres créées il y a longtemps par des ressortissants français, comme le groupe logistique Coubèche, rappellent en centre-ville l’emprise française. Le français est encore la langue officielle du pays à côté de l’arabe, mais les liens s’estompent. « La perte d’influence française fait mal au coeur « , raconte Sonia Le Gourelliec. En dix ans, tout a basculé très vite. D’abord parce que Djibouti, ce désert sans eau, ni végétation, brûlé par des températures insupportables l’été et peuplé d’à peine un million d’habitants – dont la moitié vit sous le seuil de pauvreté dans des huttes en tôle et en carton -, a réussi un incroyable tour de passe-passe. Jouer de sa position géographique stratégique à l’entrée de la mer rouge pour devenir le hub des armées étrangères et s’assurer ainsi de confortables recettes budgétaires. Dans la foulée des attentats du 11 Septembre et pour les besoins de la lutte contre le terrorisme, les Etats-Unis ont établi en 2002 leur unique base africaine à Djibouti. Le camp Lemonnier (5.000 soldats) jouxte l’aéroport. Puis la lutte menée par la communauté internationale contre la piraterie au large de la Somalie a attiré d’autres pays. Les Japonais ont ouvert une base d’un millier de soldats. « 10 % des bateaux qui passent devant Djibouti ont un lien avec le Japon « , justifie Tatsuo Arai, ambassadeur du Japon dans la petite république. D’autres Européens (Allemands et Italiens) sont en poste dans le cadre de l’opération Atalante (lutte contre la piraterie). L’Arabie saoudite souhaite à son tour être présente mais, aujourd’hui, c’est l’expansionnisme chinois qui préoccupe les uns et les autres.


La Chine y installe sa première base hors de ses frontières et on murmure qu’elle pourrait accueillir jusqu’à 10.000 hommes ! Située entre le port, la ligne de chemin de fer Addis-Abeba – Djibouti et une immense zone franche – trois projets financés par la Chine -, le nouveau camp, opérationnel à la fin de l’année, devrait vite accueillir des navires militaires chinois, nouveaux venus dans cette région du monde. L’ambassadeur japonais ne cache pas son inquiétude devant la construction de cette forteresse tandis que le commandant des FFDj craint un possible effet d’éviction. Si la Chine, qui tient désormais l’essentiel de la dette du pays, réclamait les terrains d’entraînement utilisés par la France, aurait-on les moyens de s’y opposer ? Quant aux Américains, ils ont l’impression d’être les dindons de la farce. En 2014, le pays a signé un bail de vingt ans et doublé la mise, à 63 millions de dollars de loyer annuel, afin de dissuader Djibouti de donner son accord à une base russe !


Nouvelle route de la soie


Les détracteurs d’Ismaïl Omar Guelleh l’accusent de vendre le pays à la Chine. Ses partisans, au contraire, le félicitent de donner corps à un rêve fou : faire de Djibouti un « Singapour » de la mer Rouge. Au port historique de Djibouti s’ajoute désormais le terminal de Doraleh, administré par China Merchant Holdings International, tandis que trois autres terminaux sont en projet ou en construction… Pour Bourham Gadileh, vice-président de la Chambre de commerce de Djibouti, son pays est en train de basculer dans une autre dimension après deux événements majeurs : le rapprochement avec l’Ethiopie à la suite de la guerre d’Erythrée (1998-2000) et l’arrivée de la Chine en Afrique de l’Est.


Djibouti est un élément clef de la nouvelle route de la soie voulue par Pékin. Sans accès à la mer, l’Ethiopie a en effet besoin de ce pays. Or l’Ethiopie, c’est 100 millions d’habitants, le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique et un taux de croissance annuel de l’ordre de 7 à 8 % , rappelle l’ambassadeur Christophe Guillou. A Addis-Abeba comme à Djibouti, on se félicite d’avoir trouvé les capitaux chinois. Grâce à eux, les trains circulent à nouveau depuis janvier entre les deux capitales. Les travaux, financés à hauteur de 4 milliards de dollars, ont été menés par China Civil Engineering Construction Corp., alors que ni le FMI ni l’Union européenne n’ont voulu contribuer. Le 16 janvier a aussi été posée la première pierre d’une zone franche internationale de 42 km2 : 530 entreprises chinoises se sont enregistrées et la Chine compte développer à Djibouti un centre financier pour l’Afrique de l’Est qui fera directement de la compensation des francs djiboutiens en yuans.


Avec des investissements estimés à 14 milliards de dollars, la Chine construit un nouvel empire dans la Corne de l’Afrique… En Ethiopie, la Chine a déjà financé 10 parcs industriels et certaines grandes marques, comme H&M;, ont d’ailleurs délocalisé leurs activités de Chine vers l’Ethiopie. La Turquie, qui a aussi investi dans le textile et l’agroalimentaire en Ethiopie, parle de développer à son tour sa zone franche à Djibouti. Signe d’un changement, les Néerlandais, toujours bons commerçants, viennent de négocier le passage par Djibouti de milliers de conteneurs de fleurs cultivées sur les hauts plateaux d’Ethiopie. A l’inverse, Djibouti enregistre les départs d’entreprises françaises – Total, Colas – tandis que les banques sont supplantées par de nouveaux établissements arabes et chinois. « Deux délégations allemandes sont venues récemment, aucune française », note Bourham Gadileh.


Alors que Paris s’inquiète du surendettement de Djibouti – la dette ayant doublé en trois ans à 80 % du PIB -, le vieux président (69 ans) répond que, pour combattre la radicalisation, rien ne vaut le développement. Dans un pays où l’opposition est muselée et où le dirigeant, sa famille et quelques milliers de personnes accaparent les richesses du pays, l’argument peut prêter à sourire. Mais, dans la Corne de l’Afrique, tout va vite, très vite : fin de la piraterie, nouvelle paix signée en Somalie, décollage de l’Ethiopie. Même la guerre au Yémen ne semble pas déstabiliser l’autre rive du Golfe. Les difficultés du port d’Aden bénéficient pour l’heure au concurrent djiboutien. Culture, formation, professionnalisme de ses armées, la France a encore quelques atouts pour sauver un reste d’influence dans un pays qui appartient à la francophonie. Est-ce trop tard ? Sans doute, si la France ne change pas ses lunettes pour voir au-delà de la ville de garnison… l’Afrique de l’Est.

@annebauerbruxSuivre