Roland Moreno Les puces sont orphelines

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Certains personnages ont cette force, rare, de donner vie aux images d’Epinal. Tel fut le cas de Roland Moreno. Décédé dimanche à l’âge de soixante-six ans, l’inventeur de la carte à puce aura été l’un des visages les plus aboutis du professeur Nimbus et autres géniaux inventeurs tête en l’air, peu soucieux des apparences car absorbés par leur passion pour la science et la technique. « C’était un bidouilleur, dans le sens noble du terme « , résume Marc Lassus, fondateur de Gemplus, l’ancêtre de Gemalto. Titulaire d’un simple bac math élém, ce passionné d’électronique s’est toujours classé dans l’univers des autodidactes plutôt que des premiers de la classe. « J’ai échoué point à point, alors je me suis dit que les études ne me concernaient plus », disait-il lors de sa première interview télé en 1968.

Tour à tour employé à la mutuelle des étudiants, journaliste à « Détective » ou garçon de courses à « L’Express », ce « grand paresseux », comme il se définissait, se laisse du temps pour s’adonner à sa passion : la conception de « machines qui ne servent à rien ». Appareil à faire sauter des billes, oiseau mécanique, machine à tirer à pile ou face ou encore le « Radoteur », une solution de création de mots nouveaux basée sur un algorithme de sa composition. « Aller dans son bureau, près de Saint-Michel, à Paris, c’était entrer dans un incroyable univers. Le piano à disquette côtoyait le fer à souder et la lampe solaire… », explique Nicolas Gurgand, qui travaillait avec lui depuis plus d’un an sur Majoconde.com, un projet de jeux de paris en ligne basé sur la reconnaissance d’oeuvres artistiques. Un de ces nombreux projets (jeu Dixmille.com, technologie sans contact Calypso…) que l’auteur de la « Théorie du bordel ambiant » menait encore de front. En bon soixante-huitard, à la personnalité anticonformiste.

Derrière ce côté « original » se cachait un génie, qui explose à l’époque où Intel sort le premier microprocesseur, le 4004, capable d’effectuer 92.000 instructions à la seconde. L’idée mise en oeuvre par Roland Moreno est simple : développer un « coffre-fort » technologique, capable de traiter (avec le microprocesseur) et d’enregistrer (via une partie mémoire) des données en sécurité. Un mécanisme qu’il concrétise à travers un brevet déposé en 1974, rédigé avec l’aide de son comparse Jean Moulin. L’acte fondateur de l’industrie de la carte à puce. Quelques années plus tard, sa société, Innovatron, commence à recevoir le paiement des royalties tirées de ces brevets. C’est d’abord France Télécom, au début des années 1980, qui en tire la première application, avec la Télécarte, ces cartes permettant de lutter contre le vol des pièces. Vient ensuite le monde bancaire et les cartes de crédit.

Près de 10.000 emplois en France
L’inventeur ne profitera pourtant qu’à moitié de la grande révolution de la carte à puce : la carte SIM. « Il ne croyait pas au développement de ce marché. Et il n’était pas le seul dans l’industrie « , sourit le PDG d’un des grands acteurs du secteur. De fait, Roland Moreno n’a pas toujours été visionnaire, ni gestionnaire. Sa société Innovatron est en grande difficulté dès le milieu des années 1990, lors du basculement des brevets dans le domaine public. Sa contribution est ailleurs, dans la naissance et le développement des géants actuels de la puce. En 1988, alors que Marc Lassus peine à boucler son tour de table suite à la défection de son principal investisseur, c’est Roland Moreno qui lui apporte les millions de francs qui permettent à Gemplus de décoller et de constituer aujourd’hui le groupe Gemalto, soit 2 milliards d’euros de revenus. Pris dans leur ensemble, les chiffres sont encore plus impressionnants : spécialité française (Gemalto, Oberthur, Morpho, Inside Secure…), l’industrie de la carte à puce génère près de 10.000 emplois rien qu’en France et délivre chaque année 6 milliards de puces intégrées dans des objets toujours plus divers (cartes, téléphones, passeports, machines…). De quoi laisser beaucoup d’orphelins…

@MaxamiotSuivre