« Ubisoft construit un modèle à la Disney »

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Les Echos n° 21217 du 02 Juillet 2012 • page 12

Ubisoft, la PME bretonne des débuts, est devenue un groupe mondial. Vous sentez-vous encore une âme française ?
Nous sommes nés en France et nous restons français dans notre culture, notre façon de gérer et de créer. C’est vrai, nous sommes implantés dans le monde entier et notre succès dépend de la bonne collaboration entre nos studios où qu’ils soient situés. Assassin’s Creed, par exemple, est réalisé par sept studios au total, à Singapour, à Annecy ou encore en Roumanie. Mais le poids des studios français dans le groupe n’a cessé de croître. Montpellier, Paris, Annecy ont beaucoup recruté, parce qu’ils ont engrangé beaucoup de succès : ils emploient désormais 700 personnes sur 7.000 au total. La France a, à nos yeux, beaucoup de qualités. Il faut néanmoins veiller à ce que le coût du travail y reste raisonnable.

Vous avez créé Ubisoft avec vos quatre frères, chacun étant à la tête de l’une des entreprises du groupe, dont la famille détient 20 % des droits de vote. Que vous apporte ce modèle familial ?
C’est un incroyable atout pour la stabilité de l’entreprise. Etre un groupe familial permet d’avoir une vue à moyen terme plutôt qu’à court terme, et ainsi de promouvoir l’entraide entre ses différentes entités tout en favorisant l’accumulation des savoir-faire.

Vu sa faible valorisation en Bourse, Ubisoft peut-il devenir une cible ?
Avec tous les projets que nous avons engagés, nous estimons que la société s’est donné les moyens de continuer à grandir. A nous d’assurer de bons lancements et de suffisamment valoriser ces jeux pour montrer la véritable valeur du groupe. Les investisseurs font preuve d’un certain attentisme. Ils veulent voir quelle direction va prendre l’industrie du jeu vidéo. Ces dernières années, ils se sont davantage cantonnés à certains segments, comme le social et le mobile. Mais les éditeurs vont bientôt maîtriser l’ensemble de ces métiers.

Les rumeurs de consolidation se multiplient. Vivendi chercherait à vendre Activision, Nexon s’intéresserait à Electronics Arts…
Les phases de transition entre les cycles de consoles sont généralement mouvementées. Certains acteurs décident d’arrêter, d’autres se spécialisent sur des segments bien précis. Cependant, le contexte est différent aujourd’hui. Le marché s’est étendu, les opportunités sont plus nombreuses. Il y aura de la place pour tout le monde. A court terme, il ne sera pas nécessaire de réaliser des acquisitions pour croître rapidement. En ce qui concerne Ubisoft, nous resterons attentifs. Ce sont généralement les petits éditeurs spécialisés qui nous intéressent, ceux qui permettent de rapidement maîtriser une technologie.

Que pensez-vous de la nouvelle console de Nintendo, la Wii U, présentée au début du mois de juin au Salon du jeu vidéo de Los Angeles ?
Chez Ubisoft, nous avons toujours beaucoup apprécié le travail de Nintendo. Ce sont de véritables créateurs qui ont réussi à réenchanter à plusieurs reprises le monde du jeu vidéo. La sortie de la Wii en 2006 avait révolutionné le secteur et nous avons profité par conséquent du succès de cette console. Aux Etats-Unis, au plus haut de la forme de la Wii, la part du chiffre d’affaires d’Ubisoft réalisée sur cette plate-forme atteignait les 40 % ! Les nouvelles fonctionnalités de la Wii U, avec une interface tactile sur la manette, permettront de développer des jeux très intéressants.

La prochaine génération de consoles se fait attendre. Quel impact cela a-t-il sur votre activité ?
Le cycle actuel de consoles entre dans sa septième année. C’est effectivement long. On ressent une certaine impatience. En fin de génération de consoles, il devient plus difficile pour les éditeurs de créer de nouvelles marques, de nouveaux titres. Nous nous concentrons par conséquent sur les franchises existantes, comme Assassin’s Creed ou Just Dance, que nous tentons d’améliorer à chaque nouvel opus. Puisque nous connaissons bien les fonctionnalités techniques de ces machines, cela permet aussi de réaliser des jeux plus beaux, plus puissants, plus aboutis.

L’avenir même de la console de jeux vous inquiète-t-il ? Demain, elle pourrait être remplacée par les terminaux mobiles ou encore par le téléviseur, qui grâce à des processeurs plus puissants, pourra proposer une expérience satisfaisante…
Au contraire ! Je suis très optimiste sur l’avenir des consoles. Je crois que la box placée sous le téléviseur a encore de très beaux jours devant elle, même si sa forme pourra évoluer. L’essentiel, pour un éditeur comme Ubisoft, c’est que l’expérience proposée au joueur soit optimale. En l’occurrence, elle va être considérablement enrichie. Avec la multiplication des smartphones ou tablettes, on se dirige vers des jeux permettant de rassembler encore plus largement autour de l’écran de salon. On sait bien que beaucoup de gens sont effrayés par les manettes. Demain, ils pourront utiliser leur smartphone – tactile -pour se mêler au jeu aux côtés des autres joueurs. Les futures consoles vont permettre de répondre aux attentes des générations actuelles, multi-écrans et hyperconnectées.

Comment voyez-vous l’émergence du jeu social ?
Les jeux dits « sociaux » sont une formidable opportunité pour personnaliser davantage l’offre. Nous sommes certes sur un marché de masse, mais les utilisateurs veulent des expériences adaptées à leur environnement, à leurs réseaux sociaux. Les gens veulent pouvoir interagir avec leur communauté Facebook, ou autres réseaux, à des moments différents. C’est pourquoi un jeu comme Watchdogs, que nous venons de présenter, permet d’interagir avec les autres joueurs, avec notamment une carte récapitulant votre progression et celle de vos amis.

L’avenir de l’industrie est-il dans le « free to play », ce modèle économique qui vise à proposer un jeu gratuitement, puis à se rémunérer sur des microtransactions (achat d’armes en cours de partie, de bonus…) ?
C’est clairement l’un des gros leviers de croissance pour les années à venir. Le grand avantage de ce modèle, c’est qu’il permet de générer du revenu dans des pays où il n’y en avait pas. Dans des pays comme la Russie par exemple, on sait qu’il y a beaucoup de joueurs, mais peu de chiffre d’affaires car le taux de piratage est élevé. Le « free to play » permet de ramener les joueurs dans le circuit – le jeu étant gratuit, il n’y a aucun intérêt à le pirater -, et on s’aperçoit qu’ils sont prêts à payer au cours du jeu. A court terme, on génère donc du chiffre et, à moyen terme, cela renforce considérablement nos marques, qui trouvent ainsi une assise mondiale. Chez Ubisoft, nous allons fortement pousser ce modèle dans les années à venir : nous comptons déjà quatre jeux « free to play », et allons en sortir plusieurs autres cette année.

A terme, les « jeux en boîte » sont-ils amenés à péricliter au profit des jeux dématérialisés, comme pour la musique (CD) ou les films (DVD) ?
La dématérialisation est une réalité qu’on ne peut occulter. La part de jeux physiques va se contracter dans les années qui viennent. L’amélioration des infrastructures réseaux va permettre aux consommateurs de télécharger toujours plus vite et de jouer dans de bonnes conditions aux jeux les plus exigeants. Pour nous, cela peut être positif dans la mesure où nous abaisserons mécaniquement nos coûts. De même, le digital nous permet d’améliorer notre connaissance client : celui-ci a un compte, nous maintenons directement le contact avec lui, nous voyons mieux ses attentes et ses goûts. Au final pourtant, cela ne changera pas radicalement les choses. La dématérialisation constitue avant tout une manière de plus de distribuer les produits vers nos clients, qui ne remplacera pas les réseaux traditionnels. Ceux-ci perdureront encore longtemps, car ils apportent une dimension de conseil essentielle, que réclament les joueurs.

Aujourd’hui, près de 50 % de votre chiffre d’affaires est tiré par deux franchises, Assassin’s Creed et Just Dance. On voit la même concentration chez vos concurrents. N’est-ce pas dangereux d’être à ce point dépendant de titres phares ?
Au contraire, c’est plutôt rassurant. Ces blockbusters nous offrent davantage de visibilité sur notre activité. On sait que l’accueil réservé sera plutôt favorable. Leur succès permet en outre d’engranger des revenus importants qui serviront ensuite à financer des projets plus innovants. Les bonnes franchises nous offrent aussi la possibilité de nous diversifier, en déclinant les personnages et les histoires sur de nouveaux supports, comme des bandes dessinées, des romans ou des séries télé. On construit un modèle à la Disney. Avec un objectif clair : plus la marque se diffuse, plus on vendra de jeux. Notre audience s’est considérablement élargie : le jeu vidéo est désormais capable de toucher 1 milliard de personnes dans le monde !

PROPOS RECUEILLIS PAR MAXIME AMIOT ALEXANDRE COUNIS ET ROMAIN GUEUGNEAU