Comment le BTP français tente de préserver sa place en Afrique

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CLAUDE BARJONET

Les Echos n° 19890 du 02 Avril 2007 • page 14

Depuis quatre ans maintenant, les groupes allemands, français, italiens ou portugais, présents depuis des décennies sur le continent noir, sont confrontés à une concurrence féroce de la part d’entreprises ayant pour nom CGC, Covec ou CSEC. Leur arme majeure ? Des prix imbattables qu’autorise le recours massif à une main-d’oeuvre très bon marché, importée de Chine et vivant souvent dans des conditions précaires le temps de la réalisation du chantier. Des prix qu’apprécie particulièrement la Banque mondiale quand elle est bailleur de fonds d’un grand projet en Afrique. « Sur un appel d’offres pour un chantier très classique, les Chinois sont souvent moins-disants de 25 % sur les Occidentaux », témoignait récemment Hervé Ronot, directeur général adjoint de Sogea-Satom _ la filiale africaine du français Vinci, leader mondial du BTP _, à l’occasion de la visite d’un chantier routier de 202 kilomètres de long au nord du Mali, entre Gao et la ville d’Ansongo, à la frontière du Niger. Le record des prix cassés a même été récemment atteint en République démocratique du Congo, où Sogea-Satom avait remis un devis… 176 % plus élevé que le lauréat chinois !

Elément d’une stratégie cohérente de conquête de l’Afrique, qui passe aussi par l’accès à ses matières premières et par l’installation d’une diaspora _ nombre d’ouvriers chinois du bâtiment resteront sur place une fois le chantier achevé pour y ouvrir un petit commerce _, cette offensive de l’empire du Milieu intervient au meilleur moment pour ses entreprises : depuis deux ans maintenant, l’Afrique offre des taux de croissance élevés aux entrepreneurs du BTP. Il suffit pour s’en convaincre de mesurer les ventes de ciment du français Lafarge en Afrique subsaharienne. Présent au Nigeria, en Afrique du Sud, au Kenya, au Cameroun, en Zambie, au Malawi et en Tanzanie, le leader mondial des matériaux de construction y a réalisé l’an dernier un chiffre d’affaires de 1,5 milliard d’euros, en hausse de 18,4 % par rapport à 2005, soit une croissance de 8 % en volume sur les marchés domestiques.

Seconde clef du succès chinois : ses groupes de BTP débarquent sur des terres dont certaines ont été volontairement laissées à l’abandon par les Occidentaux. Un choix qui peut sembler paradoxal aujourd’hui compte tenu du réveil de l’Afrique, mais parfaitement assumé cette dernière décennie par les majors françaises du BTP Vinci, Bouygues et Eiffage, qui ont privilégié le développement dans d’autres régions, l’Europe en premier lieu. A travers quatre filiales, Vinci n’a réalisé l’an dernier en Afrique qu’un chiffre d’affaires de 607 millions d’euros (à 60 % dans la route), certes en progression de 11 % par rapport à 2005 grâce à la croissance des réalisations d’infrastructures sur le continent, mais qui ne représente que 2 % de son activité. La part de l’Afrique dans l’activité d’Eiffage ou de l’entreprise routière Colas (groupe Bouygues) est du même ordre, conséquence entre autres d’une défiance envers des pays marqués par une activité en dents de scie pour les grands chantiers _ une fois une route construite, il n’y a plus d’argent pour l’entretenir _, et où le volume de petites affaires est trop faible pour justifier le maintien d’une équipe locale en attendant un nouveau contrat important. Ce qui peut prendre des années.

Depuis une décennie, Eiffage ou Colas en ont tiré une conséquence logique. Au sud du Sahara, ils se sont repliés sur une petite poignée de pays (Sénégal ou Nigeria pour le premier, Madagascar, Gabon ou Bénin pour le second) pouvant leur assurer une activité à peu près régulière. Ce qui nécessite d’être multimétier afin de capter une clientèle privée à côté des grands appels d’offres. A Madagascar, par exemple, Colas réalise tous les travaux du bâtiment et des travaux publics, pas seulement les routes.

Tout en appliquant la même stratégie et sans s’interdire un repli d’une zone où la situation est devenue trop désespérée, Vinci a, de son côté, opté pour le maintien d’une présence plus massive. Sa filiale Sogea-Satom conserve une présence dans 21 pays avec 10.000 collaborateurs, dont 400 cadres (moitié africains, moitié expatriés) répartis sur 80 chantiers en cours. Pour réussir, ce choix suppose une organisation particulière. Contrairement aux autres filiales de Vinci qui louent leur matériel, Sogea-Satom est ainsi propriétaire d’un parc de 8.000 machines, un investissement en valeur de remplacement de plus de 400 millions d’euros. Comment l’utiliser au mieux ? « Depuis cinq ans, ce matériel n’est plus réparti pays par pays, mais systématiquement mutualisé », explique Sébastien Morant, président de Vinci Construction Filiales Internationales. Le but est d’allouer le parc en fonction de l’état d’avancement de chantiers parfois très éloignés. Ce qui suppose une logistique pointue : il a fallu par exemple deux mois pour transférer depuis le Tchad du matériel vers la République démocratique du Congo. De même sont « mutualisés » certains collaborateurs : sur le chantier malien Gao-Ansongo travaillent des Béninois, des Camerounais et des Sénégalais.

Au-delà de cette mutualisation, Vinci a choisi de défendre son pré carré africain contre les Chinois en appliquant peu ou prou les mêmes recettes qu’en Europe : normes de sécurité et d’environnement occidentales, utilisation d’un matériel récent garant d’une meilleure productivité (100 millions d’euros investis ces deux dernières années), montée en puissance de l’encadrement local. « A terme, espère le directeur des relations humaines Pierre Coppey, notre démarche sera plus payante que si nous nous laissions entraîner dans la spirale déflationniste. » Il en veut pour preuve la montée de l’opinion publique dans certains pays africains contre les entreprises chinoises qui livrent des ouvrages ou logements clefs en main sans avoir utilisé de main-d’oeuvre locale.

CLAUDE BARJONET

CLAUDE BARJONET est chef du service « Services » aux « Echos ». cbarjonetlesechos.fr